Économie

Banques, holdings et taxes successorales

La Croix 25/9/1968

 

L'économie possède une logique. On ne peut y déroger sans provoquer de graves perturbations. L'émotion soulevée par le projet gouvernemental d'accroître les droits de succession en atteste.

Certes, notre esprit moderne voit volontiers dans l'héritage une entorse à l'égalité des chances, et il s'en choque. Les pays socialistes, dans leur logique propre, en refusent le principe. Au contraire, dans une économie de type libéral, où les biens de production demeurent propriété privée, un prélèvement massif sur les successions, parce qu'il est à contresens des structures existantes, peut apporter de graves perturbations économiques.

Je ne parle pas seulement de l'inconséquence gouvernementale, à juste titre dénoncée partout : provoquer par cette décision la fuite des capitaux au moment exact où le ministre des Finances, joue le pari de les retenir. On évoque malgré soi Gribouille. Pourtant si forte soit-elle, cette objection me paraît secondaire.

Car, plus grave à coup sûr, apparaît le fait qu'on crée une inégalité nouvelle des charges dans le Marché commun. C'est ce que les financiers de la rue de Rivoli, brouillés qu'ils sont avec les problèmes d'une économie postérieure au baron Louis, s'obstinent à ne pas voir. Ils ignorent que les taxes successorales pèsent sur les entreprises et les obligeant à recourir à des emprunts pour leur acquittement. Or, en Allemagne, leur taux n'atteint au maximum que 15%, et si en Italie il peut paraître élevé, en réalité la progression est très lente, et seules sont frappées les très grosses fortunes, quand tout au moins elles ne trouvent pas d'échappatoires. Hélas ! le projet de M. Ortoli surtaxe spécialement les petites fortunes, pour qui on ne peut plus parler de doublement mais de triplement, avec une scandaleuse diminution des abattements pour charge de famille.

Plus grave encore : on va obliger à chaque décès les entreprises amputées dans leur trésorerie à se jeter dans les bras des banques, entraînant le contrôle de celles-ci sur tout un nouveau secteur de l'économie. Le gouvernement leur remet alors progressivement, au fur et à mesure des successions, l'essentiel des firmes encore libres. Est-ce là le but recherché ? Parallèlement, les énormes groupes (comme quelques gigantesques fortunes personnelles à masque bancaire), par le moyen de holdings situés à Monaco ou au Liechtenstein, regarderont s'opérer des prélèvements qui ne les toucheront pas. Que dis-je, ils se réjouiront d'une concentration économique et financière qu'on prépare à leur profit. Tout cela se traduisant d'ailleurs en fermetures d'entreprises et en chômage.

En outre, quelle menace pour l’État le pouvoir économico-financier ainsi constitué ! Jusqu'à présent la Ve République semblait l'avoir compris. Les raisons qui l'auraient inspirée naguère ne seraient-elles plus pertinentes ?

Le Parlement ne peut donc se contenter d'amendements de détail pour réparer quelques injustices particulièrement criantes (ainsi, envers les veufs et les veuves). Le projet gouvernemental, où une fois de plus les problèmes de production sont vus avec des yeux de comptables, remet en cause, pour des rentrées fiscales finalement minimes, les structures économiques du pays. C'est le projet tout entier qu'il faut retirer.